Claire
Maugeais — Que voyons-nous o nous voyons bien que lĠon voit ?
Paul
Ardenne
Hritire de la
modernit, mais pour en contester certains aspects schmatiques, lĠentreprise
artistique de Claire Maugeais prend volontiers rebrousse-poil des concepts
tels que la puret, la forme parfaite,
lĠorganisation ou lĠharmonie (celle des images, celle des amnagements spatiaux).
Non de les considrer dĠoffice comme invalides mais, plutt, de signifier
combien leur valorisation historique doit souvent une certaine navet. Les
citations de lĠarchitecture ou de la peinture moderniste, dans son Ïuvre, ne
surprennent donc pas, lĠartiste usant leur encontre du contrepoint. Cette approche de nature critique, de surcrot, est
pour Claire Maugeais lĠoccasion dĠun jeu permanent avec les formes, dans le
sens dĠune redistribution inattendue, incitation un Ò mieux voir Ó,
donc un Ò mieux habiter Ó, la ralit.
Dans
son tude dĠune des ralisations rcentes de Claire Maugeais, Le Mouchoir
(2002), monumental parterre dans le style dĠun Mondrian intgr
lĠarchitecture du lyce de Saint-Vallier, Valrie Chartrain
explicite dans ces termes la pratique de lĠartiste : Ò Peu importe le support choisi, que ce soit le
tissage ou le rideau, la moquette ou la tapisserie, le travail de Claire
Maugeais sĠapplique dgager la trame des choses, dnouer les fils de notre
regard afin de rvler ce qui est cach ou oubli par lĠhabitude 1.
Ó
Chaque ralisation
artistique de Claire Maugeais sĠoffre bien, en effet, comme une contestation. Rideaux,
Bourges, La Box, 1996 : imprime sur des rideaux, la vue dĠun quartier
quelconque dĠune ville moderne est rendue mal visible par les plis du tissu. Les
entours, facult des Lettres dĠAix-en-Provence, 1997 : plusieurs des sas vitrs
dĠaccs cet tablissement sont recouverts de photocopies noir et blanc qui en
occultent la transparence ; le thme de ces photocopies, une frise prenant la
forme dĠun montage de vues de btiments dĠesprit moderniste, accentue cet effet
dans le sens du dcalage. Les Paysages par
derrire, partir de 1999, les Trames, dans la foule : brodant vues de paysage ou de lieux urbains sur divers supports
(plexiglas, grilles dĠarchitecteÉ), lĠartiste en prsente non lĠendroit mais
lĠenvers, ce qui revient exposer, outre le trac du fil, les diffrents alas de la confection, nouages comme dtours.
Dgoulinade, 2002 : sous les plis ordonns dĠun tissu suspendu au mur
dĠexposition, trait dans le style des rideaux vnitiens, une image se laisse peine deviner, traits crass, toute
description devenue alatoireÉ
Contestation
? Oui, celle de nos usages en matire de regard et, par extension, du sens que
nous accordons au visible. Dans tous les cas, le spectateur fait bien lĠpreuve
dĠune privation, soit que la proposition visuelle achoppe, parce quĠelle nĠest
pas perue dĠemble, soit que ce sevrage du regard soulve une interrogation
sibylline dont le sens ne sera pas dlivr dans lĠinstant. Le tout active
la curiosit et, dans la foule, une rflexion relance sur notre rapport ce
qui nous environne
et constitue lĠalentour du corps, son Ò milieu Ó, conditionnements y compris.
Interfrer
Ds ses dbuts, lĠÏuvre
de Claire Maugeais se caractrise par cette inflexion, indisposer le
spectateur, lĠobliger modifier le regard (au moins) quĠil porte sur les
choses, mme et surtout les plus ordinaires. Interfrence, 1991 : cette
sculpture monumentale en deux parties distinctes, faite de deux grands panneaux
de bois superposs, abstraite pour une part, figurative pour une autre (un des
panneaux est trait en monochrome, lĠautre est recouvert de la photocopie dĠune
vue de btiments), cumule dessein deux ensembles disparates, rfrence
directe son titre. Cette option dĠun double discours nĠest pas fortuite :
manire radicale dĠindexer lĠide quĠen art comme
ailleurs lĠautonomie nĠexiste pas, ou alors par dcret, de manire autoritaire
et dogmatique. Pour le reste, les corps interagissent, tout joue de tout et sur
tout, lĠÏuvre dĠart adoptant dans cette partie le rle dĠune ralit interpose.
LĠÒ interfrence Ó,
cĠest prcisment lĠobjet de plusieurs crations que va signer lĠartiste
peine plus tard, cette fois sous forme dĠinstallations. Ainsi, entre autres,
la galerie Sequenz de Francfort, en novembre 1993, de O es-tu, lorsque tu es l
o tu es ? De manire simultane, cette Ïuvre
confronte le spectateur au classique white cube de la galerie mais aussi,
lĠintrieur mme de celle-ci, un mur peint en vert, un autre recouvert dĠun
motif floral de papier peint, la vue photocopie, enfin, dĠune
architecture dĠusine. Un ensemble manifestant, peut crire alors Sylvie Collier, outre Ò une stratgie consistant
poser clairement des valeurs dĠopposition Ó (tels quĠespace de la maison/espace
social, espace priv/espace de travail, fleurs/usine, nature/architecture ou
pictural/dcoratif), la mise en valeur des Ò connivences visuelles troublant ces sparations 2 Ó. Sans omettre,
implicite ce type dĠÏuvre, un incontestable effet de brouillage de la
localisation — de lĠÏuvre, du spectateur —, brouillage sous-entendu
dans lĠintitul mme de cette cration
singulire, Ò O es-tu, lorsque tu es l o tu es ? Ó, une question qui ne
trouve pas dĠvidence sa rponse.
Spectacles troubls
Rptes avec
constance depuis une dcennie, les interventions de type installation de Claire
Maugeais sonnent comme une mise mal dĠun certain ordre tabli de la reprsentation,
celui, nommment, que cimentent les principes de cohrence ou dĠhomognit. La
mthode Maugeais, contresens des usages en la matire, hrits comme lĠon
sait de la Renaissance puis transcends par les modernes, cĠest de faire varier
le point de vue et, ce faisant, de donner voir comment renverser lĠimage ou
le mcanisme de sa consultation quivaut en modifier sens et porte
symbolique. Confer, ce registre, les multiples travaux dĠoccultation que ralise
lĠartiste partir de 1996 : sur la fentre, ce mur transparent, Maugeais va
ajouter lĠimage froide, retraite en photocopie noir et blanc, sans nuance de
gris, dĠautres murs, ceux des architectures courantes
de nos villes, ou de rideaux dĠarbres. Spectacle insolite et change, pour
finir, dĠun spectacle contre un
autre, toutes valeurs bouscules. Ë Pougues-les-Eaux, en 1998, le marouflage
dĠimages sur les fentres du centre dĠart vient interdire la vision ordinaire
que lĠon forme en ces lieux, celle
dĠun paysage rurbain. Ë Slestat, o elle intervient dans le paralllpipde
style post-Bauhaus abritant le Fonds rgional dĠart contemporain (2001), cĠest
lĠaxe de la vision que lĠartiste inverse : lĠimage photocopie en trs grand
format dĠune maison, rpte intervalles irrguliers, est expose en direction de lĠextrieur, vers la rue. Et
ainsi de suite, tandis que sĠexprime dans chaque cas, outre le jeu avec
la vision, une pulsion rsolue au ramnagement. Saisi comme un Ò objet Ó vou lĠappropriation artistique, lĠespace
lĠest aussi comme lĠquivalent dĠun mdium. Maugeais travaille le lieu de mme
quĠun peintre travaille une toile.
Ajouter des figures
sur une vitre, maroufler au moyen dĠimages importes les ouvertures dĠun lieu :
il en va l, dira-t-on, dĠactes de dcoration. Soit. Chez Claire Maugeais,
cette dernire acquiert cependant un caractre spcifique, ne serait-ce que dĠchapper
aux contraintes de lĠagrable, de lĠharmonie ou de la qute de beaut plastique
sous-tendant en rgle gnrale le Ò dcoratif Ó. Car chaque lieu que ramnage
lĠartiste ne lĠest pas dans une perspective qui en verrait les qualits dmultiplies mais toutes fins de propulser le
spectateur dans une dimension autre, dimension voulue, par lĠartiste, problmatique,
de lĠordre de la dviation. SĠil y a trompe-lĠÏil, par exemple, celui-ci
sĠannonce, il ne se dissimule pas sous les traits dĠune ralisation virtuose,
comme il est dĠusage. Toute ambigut quant au dsir que pourrait manifester
lĠartiste de jouer avec le concept dĠillusion se voit leve dĠoffice, a contrario
des rgles du genre.
Recontextualiser
Autre particularit :
la distance prise avec lĠart traditionnellement effectu Ò sur site Ó. Ce
dernier, tel du moins que Daniel Buren, son initiateur, en fixe les rgles dans
les annes 1960, vise dmasquer chaque espace humanis comme organis au nom
de codifications complexes o lire la double marque du tandem Pouvoir et Contrle.
LĠespace public ? Jamais libre, jamais neutre, tant bien entendu que lĠamnagement
y vise la soumission de lĠusager (mme un parc, comme chacun le vrifiera,
impose au flneur des parcours, dlimite ses zones de repos, de dtente
sportive, lui dessine un paysage choisi, etc.). Le but de Claire Maugeais, au
regard de cette donne, ce nĠest pas tant dĠen rpter lĠvidence ou de la dmontrer
en trois dimensions. Installer le
spectateur autre part, plutt, dans ce lieu intermdiaire entre lĠespace rel
et lĠespace symbolique que vient matrialiser une Ïuvre qui gare les repres.
Autant dire, si lĠon prfre, lĠinstaller autre part, ailleurs.
Ailleurs,
cĠest au demeurant le titre dĠune installation ralise par lĠartiste au Muse
dĠart contemporain de Marseille, en 1996, installation dont lĠeffet, fort
signifiant, est bel et bien de renvoyer sans mnagement le spectateur devoir
requalifier le lieu quĠil frquente. Claire Maugeais, de nouveau, y occulte les
ouvertures vitres, celles, cette fois, de la caftria du muse, au moyen dĠun
panorama de vues urbaines sans qualit photocopies et retravailles en noir et
blanc. Les effets de cette ralisation, tout le moins, vont sĠavrer
paradoxaux. Les usagers du lieu se dclarent
gns par lĠexposition, sous leurs yeux, de ce panorama plutt austre et
connot ngativement quand bien mme cĠest l leur spectacle quotidien, Ò cette
raction des visiteurs du MAC, note Philippe Vergne, tant dĠautant plus
troublante, que le quartier de ce muse est une zone suburbaine en
mutation. 3 Ó Cette manire dĠen user avec lĠimage, lĠvidence,
tient du remplacement, de la substitution : une image vient prendre la place dĠun paysage, et de la procdure dĠinversion : un
sas vitr est chang en un sas occult et dcor ; une verrire cense laisser
passer la lumire voit le flux de celle-ci contr par le marouflage dĠune image
sur le verre ; ce quĠon serait appel dĠordinaire voir lĠintrieur dĠun lieu dĠexposition se voit depuis lĠextrieur...
Elle est aussi jeu subtil avec la vision, en ce quĠelle use de la mtamorphose 4.
Ce quĠon voyait dĠordinaire par les fentres, on ne le voit plus, on voit
autre chose, avec cette consquence, lĠÏuvre se frottant aux lieux devient un Ò
entre lieux Ó, elle recontextualise
lĠespace rel dans le sens dĠune fiction visuelle qui nous ouvre les yeux,
obligeant un regard aigu. Il importe
peu, cet gard, que les moyens dont use Claire Maugeais, photocopies,
rideaux imprims ou travaux de broderie, soient modestes. Compte avant tout
leur potentiel dynamiser la vision et le rapport entretenu avec les choses mmes.
Une cuisine tactique
On ne saurait voquer
lĠÏuvre de Claire Maugeais sans faire tat encore de la mthode dite, par
lĠartiste, des Ò fonds de sauce Ó. Mis face aux travaux artistiques de
Maugeais, le spectateur y relvera de la sorte divers lments rcurrents, sous
forme de motifs sems dĠune ralisation lĠautre. Ces motifs ? Un fragment de
papier peint, une empreinte digitale, le mur dĠarbres de Fort au lyce Samuel de Champlain de Royan (1999),
la faade de la maison royannaise placarde lors de lĠinstallation Et tous ils
veulent voir la mer Slestat (en 2001), le pavillon dĠhabitation ornant la vitre dĠune ralisation
telle que Forum (lyce de Saint-Vallier, 2002)É LĠartiste, pour dsigner ces motifs, parle de Ò fonds de sauce Ó, en
usant de la terminologie culinaire. Le rle de ce dernier est double, celui
dĠune rserve et dĠun module. Une rserve, en ce que lĠartiste nĠa quĠ
puiser dans cette Ò compilation Ó pour trouver un motif qui va servir de point
dĠappui visuel telle de ses crations prsente
ou venir. Un module, en ce que le Ò fond de sauce Ó se dcline de manire srielle, toutes fins dĠinscrire en
la rptant telle ou telle rfrence au rel. Systmatis, le recours au Ò fond
de sauce Ó excde la fonction anecdotique. Tout le contraire dĠun insert
occasionnel.
Au-del de ce quĠil
revient au spectateur dĠen voir (sauf sĠil est familier de lĠÏuvre, et sĠil en accompagne les dveloppements), les Ò fonds de
sauce Ó rpertorient en fait sur un mode signaltique les composants cls de lĠunivers de lĠartiste : autant de
signes forte charge sensible et symbolique archivs aprs mre rflexion,
des fins de rutilisation, comme expression de soi, intrts esthtiques
et critiques confondus. LorsquĠelle prpare Royan, au lyce Samuel de
Champlain, lĠexposition La Fort, Claire Maugeais, ainsi, est intrigue par
lĠuniformit des villas du front de mer, quĠelle photographie. Ce reportage lui
fournit un nouveau Ò fond de sauce Ó, quĠelle utilise par la suite au Frac
Alsace, Slestat, puis au Crdac dĠIvry-sur-Seine. Si chaque Ò fond de sauce
Ó tient du motif, il tient ainsi au moins autant du leitmotiv. Sa prsentation
au besoin ritre dĠune prestation de lĠartiste lĠautre dcline en creux la
permanence des ples de proccupation dĠune Ïuvre finalement plus
structuraliste et conceptuelle quĠil nĠy parat : le corps qui prend contact
avec le monde (le doigt), les espaces successifs dans lesquels devoir se glisser le temps de la vie (lĠespace
domestique, que symbolisent la maison ou le papier peint ; lĠespace urbain ou
le paysage, que reprsenteront les panoramas de ville ou le motif des arbres)...
Si le caractre strotypique des Fonds de sauce est patent, on le comprend ds
lors bien mieux, cĠest pour cette raison
toute de transitivit, qui nĠa aucun besoin dĠtre justifie : permettre que
soit engag, chez le spectateur, le mcanisme dĠune identification immdiate. O
les travaux plastiques de lĠartiste, insolites ou incongrus, peuvent
dessein sĠavrer fort peu sduisants pour cause de dcalage, le Ò fond de sauce
Ó joue de son ct comme un objet transitionnel, sorte dĠaimant qui habilement
rapproche l o lĠÏuvre divise.
Dtournements
productifs
La civilisation du
spectacle a, entre autres, cette consquence funeste : amenuiser la qualit du
visible. Trop habitu considrer quĠun spectacle ne vaut quĠ condition dĠtre
spectaculaire, cĠest--dire calibr pour une
saisie optique motionnelle, le spectateur occidental se qualifie par son dficit
paradoxal en termes de capacit voir et, par rebonds, par sa difficult se
positionner dans lĠespace concret,
celui o lĠimage nĠest plus spectacle mais simple dcalque dsublim du
monde tel quĠil va et parat. Sans trop exagrer, on pourrait en faire un
aveugle dĠun nouveau genre, ce mal voyant qui ne sait voir que lĠinou ou
lĠextrme mais demeure peu prs incapable
de saisir la teneur sensible des choses ordinaires, celles qui pourtant
lĠenvironnent, commencer par son cadre de vie et la position de son corps
dans et par rapport aux images quĠil forme ou ctoie.
Inviter reprendre le
cycle de la vision rigoureuse, relancer de concert lĠexprience des lieux o se
meut le corps : ce faisant, et tant donn lĠarrire-plan culturel dgrad o
elle opre, Claire Maugeais nĠaccomplit donc pas pour rien les Ò actes
dĠautorit provisoire Ó que sont ses Ïuvres, ainsi quĠelle-mme les dsigne.
Vertus, en la circonstance, du dtournement inspir.
1 Valrie
Chartrain, Le Mouchoir, formulaire de prsentation, Lyce Henri Laurens,
Saint-Vallier (Drme), dans le cadre du 1 % artistique, 2002.
2 Sylvie Collier,
in plaquette Trois interventions ralises entre 1993 et 1994, publication ralise
avec le soutien de lĠOffice de la Culture, Marseille, nov. 1996, non pagin.
3 Philippe
Vergne, Rideaux sur la ville, cat. de lĠexposition Claire Maugeais, la Box, cole
nationale des beaux-arts, Bourges, 13 dc. 1996-17 janv. 1997, non pagin.
4 Inversion
du code scopique, effets de remplacement, jeu avec la vision : pour un peu, on
pourrait dceler l les ingrdients historiques
du baroque, style artistique familier de ces glissements esthtiques, appels
promouvoir le dynamisme de lĠme et lĠmerveillement du fidle. Ë ceci prs, si
tent que lĠon soit dĠinscrire lĠÏuvre de Claire Maugeais dans cette
tradition, quĠil nĠy a l aucun jeu dĠartifice. Dans les installations de
Maugeais, chaque lment est sa place, le dispositif dĠentrave ou de
redirection de la vision est absolument explicite.
Et que dire du processus de sduction visuelle propre au baroque, ici hors de
propos ? Aucune vellit de plaire chez Claire Maugeais, tout le contraire mme,
lĠÏuvre allant ici au contact moins pour choyer la vision que pour lĠnerver.